Le sentiment de décalage

Un décalage est souvent ressenti par les personnes à haut potentiel qui consultent. Ce sentiment de décalage provient d’une difficulté à interagir aisément dans les relations sociales. En effet, si, pour certains, interagir avec autrui est inné, ils s’insèrent dans n’importe quel groupe social sans aucune difficulté, rient, partagent de manière fluide, pour d’autres, les interactions sociales sont très compliquées, sujettes à angoisses, évitements, incompréhensions. Les personnes à haut potentiel intellectuel consultantes qui se plaignent d’un sentiment de décalage évoquent le fait de ne pouvoir partager leurs intérêts et de devoir « subir » des discussions peu profondes. Leur souffrance est parfois telle qu’elles évoquent un/des besoin(s) inassouvi(s).

Les besoins fondamentaux

Un des besoins les plus fondamentaux, puisque vital, est le besoin d’appartenance sociale. Il apparaît dans toutes les classifications des besoins fondamentaux (Maslow, Deci et Ryan, Kellmer-Pringle, Brazelton et Greenspan, Spitz, Bowlby, Kellerhals et Montandon, Heughebaert et Maricq, Pourtois et Desmet). En effet, l’être humain naît immature et a besoin d’autrui pour vivre et se développer. L’appartenance à un groupe est donc primordial et l’ostracisme est synonyme de mort.

Selon Faure (2009), toutes les classifications des besoins peuvent se résumer en trois grandes catégories :

  • le besoin de relation ;
  • le besoin de cadre ;
  • le besoin d’exploration.

Le besoin de relation permet un sentiment d’appartenance au groupe, en étant accepté tel qu’on est et en ayant la certitude que l’on peut compter sur quelqu’un. Ensuite, l’enfant a besoin d’un cadre structuré pour grandir dans un environnement un minimum prévisible, et dans lequel il peut respecter le groupe. Quant au besoin d’exploration, il concerne ce qui pousse l’enfant à explorer et expérimenter son environnement. Cette exploration pourra lui donner une certaine autonomie et un contrôle sur le monde. Mais pour cela, il faut se sentir suffisamment en sécurité, notamment grâce à la satisfaction du besoin affectif et au cadre suffisant afin d’explorer à l’intérieur de ce cadre sans déborder.  Il y aurait donc un mouvement qui maintient l’individu à l’intérieur du groupe (besoin d’appartenance au groupe) et un autre qui le pousse à sortir et à s’autonomiser du groupe (besoin d’exploration) ; ces deux mouvements étant structurés par un cadre (besoin de cadre).

Afin de mieux comprendre ce qui freine certaines personnes à haut potentiel intellectuel dans leur relation ,utilisons le modèle de Pourtois et Desmet (2004) qui identifie 12 besoins psychosociaux, répartis en 4 domaines.

Les 12 besoins psychosociaux (Pourtois et Desmet, 2004)

Le premier domaine est le domaine affectif. Il permet de se sentir affilié. Il comprend le besoin d’attachement, le besoin d’acceptation et le besoin d’investissement. Selon ces auteurs, il est important de développer un lien d’attachement avec une ou plusieurs personnes d’un groupe qui pourront nous apporter réconfort et sécurité.  Le besoin d’acceptation élargi le besoin d’attachement au-delà du besoin de sécurité vers le besoin de regard positif sur soi. L’enfant se sent alors accepté tel qu’il est, ce qui sera le socle d’une bonne confiance en lui, qui lui permettra, à son tour, d’explorer sans crainte le monde. Quant au besoin d’investissement, il correspond aux représentations que les parents se font de l’avenir de leur enfant et aux actions mises en œuvre pour atteindre ces représentations. L’enfant se sent important car on croit en lui et en son avenir. Chez l’adulte, ce besoin pourra évoluer vers l’investissement personnel de son avenir. 

Le deuxième domaine de besoins concerne les besoins cognitifs. Il s’agit de besoins d’accomplissement personnel. Il comprend le besoin de stimulation, le besoin d’expérimentation et le besoin de renforcement. Le besoin de stimulation est déjà présent chez le nourrisson à travers des objets d’éveil sensoriel, puis chez l’enfant, à travers les jeux, les activités, les apprentissages. De par son autonomie, l’adulte devra lui-même chercher les stimulations dont il a besoin, dans sa vie personnelle et professionnelle. Le besoin d’expérimentation se fait à partir des objets de stimulation mais surtout, de manière plus globale, sur l’environnement. Il s’agit ici d’agir, de manipuler. Il permet d’apprendre par essais et erreurs. Enfin, le dernier besoin de ce domaine concerne le besoin de renforcement. Il apparaît lorsque l’individu a accompli une tâche et souhaite être informé de la qualité de sa réalisation. Ce feedback favorisera l’apprentissage. 

Le 3ème domaine de besoins représente les besoins sociaux. Ils permettent l’autonomie sociale. La socialisation représente un mouvement inverse à l’attachement au(x) donneur(s) de soin, au groupe famille d’origine, en permettant l’individuation. Ce processus implique de répondre à trois besoins : les besoins de communication, de considération et de structures. Le besoin de communication permet de faire part de ses multiples besoins quotidiens et de développer les interactions sociales. Il crée un espace de discussion, de réflexion, d’échange de points de vue et d’expériences ou encore de soutien en cas de blessure émotionnelle. Le besoin de considération, tout comme celui de reconnaissance favorise, le développement de l’estime de soi grâce au regard qu’autrui porte sur nous.  Il permet de ressentir que l’on a de la valeur dans et pour la société. Quant au besoin de structures, il correspond à ce qui a été défini plus haut au sujet du cadre. Lautrey (1980) a identifié le style éducatif « autoritatif » qui valorise l’échange bienveillant tout en se montrant autoritaire au besoin. Comme évoqué plus haut, cette structure permet d’autoriser l’exploration tout en la limitant pour assurer la sécurité de l’individu, du groupe et de la société. 

Le quatrième et dernier domaine concerne les besoins idéologiques. Ces valeurs sont véhiculées à travers l’éducation familiale et sont propres à chacun. Elles correspondent à la notion du bien et du bon, du vrai et du beau. Le bien correspond à la morale, à ce qui est convenable de dire et faire pour bien vivre ensemble. Le vrai correspond à la valeur de la connaissance et représente une démarche ouverte à l’autre et au doute. Quant à l’esthétique, il donne du plaisir, de la joie, de l’admiration et de l’émerveillement.

 Les besoins spécifiques des HPI

Les personnes HPI possèdent, elles aussi, les mêmes besoins. Cependant, la souffrance que certains ressentent dans leurs interactions sociales témoigne de besoins non assouvis. On peut alors se demander si, parmi ces 12 besoins, certains priment chez les personnes HPI. 

Après analyse des demandes de personnes reçues en consultation, des nombreuses vidéos de témoignages et d’une enquête réalisée sur les réseaux sociaux, il en ressort que de nombreuses personnes HPI se sentent en décalage parce qu’elles trouvent que les discussions avec autrui manquent de profondeur et qu’elles peinent à partager leurs centres d’intérêts. Ceci correspond au besoin de communication, puisqu’il s’agit de partage, mais ici, ce besoin de partage est beaucoup plus restreint et se limiterait avant tout à l’assouvissement des besoins cognitifs de stimulation et d’expérimentation.

Si les personnes HPI sont constamment en attente de ce type de partage, elles vont être très frustrées et ne vont pouvoir apprécier la relation telle qu’elle est : les attentes rigides amplifient la déception. Par ailleurs, tout le monde ne possède pas les mêmes centres d’intérêts et n’est d’ailleurs pas capable de suivre les pérégrinations intellectuelles de l’interlocuteur HPI. En effet, pour cela, deux conditions préalables sont nécessaires : (1) à défaut de posséder le même centre d’intérêt, il faut avoir quelques rudiments de connaissances dans le domaine échangé ou tout du moins, une certaine curiosité ; (2) il faut également des capacités en mémoire de travail suffisamment efficaces pour comprendre, intégrer ce qui est dit et le relier aux connaissances antérieures. La conséquence du partage d’intérêts intellectuels avec quelqu’un qui n’a pas les capacités intellectuelles pour comprendre est qu’il va finir par se sentir noyé dans un tsunami d’informations qui n’a pas de sens pour lui, et ne se sentira pas écouté. Il a l’impression qu’il n’est pas considéré pour lui-même et que l’autre ne lui porte pas de considération. Nombreuses sont les personnes HPI qui, lancées dans un monologue intellectuel, ne se rendent même pas compte que l’interlocuteur a décroché et cherche à s’échapper de l’interaction.

Comment remédier alors aux besoins d’échanges intellectuels non assouvis ? Si chaque personne rencontrée ne peut être capable d’échanger sur ce type de contenu ou ne le souhaite pas, il n’est pas fonctionnel de forcer l’échange sous peine de rendre l’interaction désagréable pour les deux parties. Il faut pouvoir discuter avec des gens qui nous ressemblent. Il existe plusieurs groupes sociaux ou associations, telles que Mensa où on peut trouver d’autres personnes possédant les mêmes besoins et capables d’échanger.

Au-delà du manque ressenti d’échanges autour de sujets intellectuels, les personnes HPI font souvent part de leur déception parce que les discussions sont superficielles. Ces discussions superficielles peuvent tourner autour de l’actualité sportive ou de la dernière série à la mode, mais aussi concerner ce que l’on appelle les « small talks« . Le small talk est une conversation brève s’insérant entre les formules de politesse et une partie plus profonde qui constitue le contenu même de la rencontre. Il s’agit généralement de discussions autour de la météo, de la circulation ou d’autres sujets actuels et légers. Elles sont souvent utilisées pour briser la glace mais elles permettent également de récolter de nombreuses informations sur l’interlocuteur, comme ses besoins, ses motivations ou encore ses priorités.

Le langage comme source de décalage

Enfin, en dehors des besoins de communication non assouvis, il existe un autre paramètre qui peut faire ressentir un sentiment de décalage vis-à-vis d’autrui. Il s’agit de la qualité du langage employé. En effet, toutes les recherches dans le domaine du Haut Potentiel Intellectuel montrent des compétences verbales beaucoup plus développées que la norme, et même très souvent, plus développées que les autres domaines cognitifs d’une même personne (Liratni, 2209, Pereira-Fradin M et al., 2010,  Kermarrec S., 2017) . Ceci peut avoir pour conséquence l’utilisation d’un vocabulaire plus précis et d’une syntaxe plus élaborée qui ne seront pas toujours compris par l’interlocuteur, qui aura alors un sentiment d’étrangeté. Cela est d’autant plus important chez les enfants car le décalage est alors plus manifeste. Même si l’on est capable d’utiliser un certain vocabulaire, il est nécessaire de l’adapter au vocabulaire de son interlocuteur. Par ailleurs, il n’est pas rare d’observer, lors des bilans avec ces adultes, des réponses verbales superficielles malgré leur Indice de Compréhension Verbale élevé, car, pour eux, c’est « sous-entendu ». On imagine alors aisément les difficultés à se faire comprendre.


A retenir

Les personnes à haut potentiel peuvent se sentir en décalage lorsque leur besoin de communication se restreint ou est grandement déterminé par le partage d’éléments intellectuels. La qualité de leur vocabulaire peut aussi paraître étrange pour autrui.


Sources

Bowlby, J. (1969). Attachement et perte, vol. I: L’attachement. Paris : Presses universitaires  de France. 

Brazelton T. B. et Greenspan S. I. (2004). Ce dont chaque enfant a besoin : ses sept besoins incontournables pour grandir, apprendre et s'épanouir. Paris : Marabout. 

Deci, E. L. et Ryan, R. M. (2000). The « What » and « Why » of goals pursuits : human needs  and the self-determination of behavior. Psychological Inquiry, 11(4), 221-268. 

Faure, N. (2009). Les besoins de l'enfant : un concept mesurable ? Analyse du questionnaire des besoins psychosociaux. Mémoire de Master de psychologie du développement. Université de Genève.

Heughebaert S. et Maricq M. (2004). Construire la non-violence : Les besoins fondamentaux de  l'enfant de 2 ans 1/2 à 12 ans. Bruxelles : De Boeck Université.

Kellerhals J. et Montandon C. (1991). Les stratégies éducatives des familles. Neuchâtel : Delachaux et Niestlé. 

Kellmer-Pringle, M. (1975). The Needs of Children. London : Hutchinson. 

Kermarrec S. (2017). Relations entre potentiel intellectuel, anxiété et dépression chez l'enfant. Thèse de doctorat.Sciences cognitives. Université Sorbonne Paris Cité.  

Lautrey, J. (1980). Classe sociale, milieu familial, intelligence. Paris : Presse Universitaire de France.

Liratni M. (2009). Enfants à haut potentiel intellectuel : Aspects cognitifs et socio-adaptatifs. Thèse de doctorat de psychologie. Université de Montpellier.
 
Maslow, A. (1943). A theory of human motivation, Psychological Review, 50, 370-96.

Pereira-Fradin M., Caroff X., Jacquet A-Y. (2010). Le WISC-IV permet-il d’améliorer l’identification des enfants à haut potentiel?, Enfance, 1, 11-26. 

Pourtois J-P., Desmet H. (2004, 4ème éd.) L'éducation implicite. Paris : Presses universitaires de France. Edition originale : 1997.

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