Une (trop) grande proportion
L’hypersensibilité est un concept dont on parle de plus en plus. Au début, était évoqué 15%, puis 20% et enfin aujourd’hui, 30%. Cette augmentation provient du fait qu’il n’y a aucune mesure objective de ce trait et qu’il suffit de se reconnaître.
Il est utile de rappeler que (quasiment) tous les traits observables se distribuent selon une courbe de Gauss (voir partie correspondant à la théorie des test). 30% de la population correspondrait à ceci :
Il ne s’agirait plus alors d’une hyper-sensibilité d’un point de vue statistique, mais d’une sensibilité fréquente et représentant la norme.
De quoi parle-t-on exactement ?
En dehors de ce point de vue statistique, ce concept d’hypersensibilité est un concept scientifiquement flou.
Le Robert nous donne cette définition de l’hypersensibilité :
« qui est d’une sensibilité extrême, exagérée »
Le suffixe « hyper » évoque un trop, et le mot « sensibilité » est défini :
1*Propriété d’un être vivant, d’un organe, de réagir d’une façon adéquate aux modifications de milieu. Ce sens évoque l’excitabilité.
2* propriété de l’être humain sensible.
À sensible, nous avons un premier lot de définitions orientées vers un sens actif :
1* capable de sensation et de perception.
2* susceptible de douleur.
3* apte à ressentir fortement les impressions (Le Robert renvoie ensuite aux définition d’émotif, d’hypersensible, d’impressionnable)
4* qui réagit à de faibles variations.
Puis un deuxième lot de définitions avec un sens passif :
1* qui peut être perçu par les sens.
2* assez important pour être perçu.
Et 3* que l’on doit traiter avec précaution.
Wikipédia, quant à lui, fournit encore plus de définitions, dans des contextes fort différents :
Dans la littérature grand public, elle est définie comme suit :
- Une sensibilité aux sens accrues (hyperesthesie)
- Une réactivité émotionnelle plus forte
- Une empathie élevée
- Une hyperexcitabilité
- Un mode de traitement de l’information plus élevé.
Reprenons…
Qu’est-ce qu’une sensibilité accrue aux sens et de quels sens parle-t-on ?
Il faut d’abord savoir que nous avons beaucoup plus que 5 sens, nous en avons même 9 ! Il y a les 5 que l’on connaît très bien (ouïe, vue, toucher, odorat, goût), mais aussi la proprioception, l’équilibrioception, la nociception et la thermoception.
Pour l’analyse du concept d’hypersensibilité, prenons un sens commun, celui de la vue. Que signifie concrètement le fait de posséder une vision ou un sens visuel plus développé ?
Il y a d’abord l’acuité visuelle qui permet de voir les éléments devant nous nettement. Les personnes myopes, hypermétropes et/ou astigmates sont-elles moins sensibles ? Une personne plus sensible sur ce sens a-t-elle besoin de moins de photons pour voir quelque chose, serait-elle donc nyctalope ? Ou alors le trop de photons lui est-il mauvais ? Est-elle alors photophobique ?
Pour exemplifier la sensibilité visuelle particulièrement développée chez les personnes hypersensibles, on entend souvent qu’elles voient tout dans un environnement et lors d’événements, dans les interactions. Pourtant, cette description ne concerne pas vraiment le sens de la vue à proprement parlé mais relève davantage d’une question d’attention puis d’une question d’interprétation.
Et cette vision à 360° dont parle Jeanne Siaud-Facchin ? Issu de cette interview et de ce podcast
» On a tous une vision centrale, c’est-à-dire une vision qui est dans le prolongement de l’écartement de nos yeux, notre vision où l’on voit complètement net, et puis après on a cette vision périphérique, un peu comme si on avait des yeux sur le côté, qui nous permet de voir à peu près nos mains dans un arc de cercle à peu près de 180 degrés. Et ben tu as des personnes qui voient beaucoup plus loin et qui voient leurs mains vraiment derrière, donc qui ont un champ perceptif beaucoup plus large. Et donc cette hypersensibilité visuelle fait qu’ils voient des choses que celui qui a un champ de vision classique ne verra pas. Donc ça fait beaucoup d’informations qui arrivent au cerveau, donc ça peut donner cette sensation de trop, de too much, de fatiguant, de lourd à porter quelquefois. »
Jeanne Siaud-Facchin
Comment dire que c’est physiologiquement impossible. Le champ de vision est défini pour une espèce donnée. Chez l’humain, le champ de vision binoculaire est de 120° et celui de la vision panoramique de 170 à 190°, pour une cornée représentant un arc de 60°. De plus, tout n’est pas n’est pas net et en couleur dans ce champ de vision.
Vous pouvez aussi lire cette page.
Par ailleurs, seuls deux animaux ont une vision de 360° : le caméléon et la libellule . Ils n’ont pas l’air d’avoir « cette sensation de trop, de too much, de fatiguant, de lourd à porter » évoqué plus haut.
Passons ensuite au sens de l’ouïe. Que signifie le fait d’avoir ce sens très développé ?
Lorsque nous testons notre audition chez l’ORL, entend-t-on des sons de plus faible intensité (décibels bas) ? Ou des fréquences plus faibles au plus aiguës ? Peur-être ne réussit-on pas à détacher notre attention du tic-tac de l’horloge ou encore, à filtrer la conversation de notre interlocuteur dans un restaurant bruyant ? Dans ce dernier cas, il s’agit encore d’un problème d’attention et non de sensibilité sensorielle.
En revanche, concernant l’odorat, il ne peut faire intervenir l’attention, tout comme le goût qui est lié à l’odorat. Enfin, concernant le toucher, il peut y avoir à la fois une attention focalisée sur une étiquette par exemple, et des récepteurs très sensibles qui vont créer une sensation d’irritation de la peau.
Je ne détaillerai pas les 4 derniers sens car ils sont moins connus et il existe pas ou peu de retours de personnes possédant trop d’équilibre !
La théorie de l’intégration sensorielle
Sur le terrain des théories explicatives scientifiques, citons la théorie de l’intégration sensorielle. Elle explique les troubles sensoriels en prenant en compte le degré de stimuli nécessaire pour activer un seuil neurologique. Elle investiguera un seul neurologique bas ou un seuil neurologique élevé. Ensuite, face à un seuil neurologique particulier, l’individu peut agir en accord avec ce seuil ou contre ce seuil. Quatre types de profil apparaissent :
Agir en cohérence avec son seuil | Agir pour contrer son seuil | |
Seuil élevé | Hyposensibilité | Recherche de sensations |
Seuil bas | Hypersensibilité | Évitement de sensations |
Les études estiment que 12% de la population saine (non autiste par exemple) présentent des troubles de l’intégration sensorielle. Si ces 12% étaient divisés de manière égale au sein des 4 profils cités ci-dessus, nous aurions 3% de personnes souffrant d’hypersensibilité. On est donc loin des 15 à 25% voire même 30%.
A retenir
Nous voyons donc que cette notion d'hyperesthésie est très bancale. Il y a ce qui relève du seuil neurologique, de l'attention ou encore de l'interprétation d'une situation. L'identification de ces 3 notions est extrêmement importante car elle induit des prises en charge différentes.
Une réactivité émotionnelle plus forte
Une hyper-réactivité émotionnelle peut avoir deux origines non exclusives entre elles : (1) une origine génétique et (2) une origine liée à un mode de fonctionnement acquis, c’est-à-dire à certains types de schémas de pensées.
- Il existe effectivement une composante génétique qui rend les amygdales cérébrales plus réactives. Néanmoins, les études en imagerie cérébrale ont montré que le lien entre le cortex préfrontal et les amygdales étaient beaucoup plus faible. Or le cortex préfrontal sert de frein à la réactivité des amygdales. Une personne peut manifester des émotions intenses tout en étant capable de les réguler. Elle utilisera alors son cortex préfrontal pour cela et renforcera le lien entre ces deux structures. En effet, la force du lien entre le cortex préfrontal et les amygdales est construite et non innée. Il se peut alors que les personnes dont les amygdales sont plus réactives se laissent emporter par les sensations physiologiques générées par le système sympathique sur commande des amygdales sans réussir à utiliser leur cortex préfrontal pour réguler ces dernières. Pourtant le frein qu’exerce leur cortex préfrontal n’est pas annihilé à tout jamais et il est possible de renforcer le lien entre les deux structures.
- Un deuxième point concerne un mode de fonctionnement psychologique bien précis en lien avec certaines pensées limitantes et interprétatives sur le monde. Je pense ne pas avoir rencontré de personnes se disant hypersensibles et n’ayant pas des pensées dysfonctionnelles. Elles possédaient toutes des interprétations sur le monde qui ne correspondaient pas forcément à la réalité et attribuaient une valence émotionnelle positive ou négative à cette interprétation, ce qui créait l’émotion, voire même l’accentuait. Nous verrons ici que la vision neutre, objective et juste du monde n’existe pas. Même chez les personnes hypersensibles et/ou à haut potentiel intellectuel.
Autres caractéristiques
Concernant les autres caractéristiques, j’ai choisi de les traiter séparément car elles peuvent être citées en dehors de la notion d’hypersensibilité.
À retenir
Le concept d’hypersensibilité est un concept scientifiquement flou qui repose sur du déclaratif et sur d’autres notions vagues, non liées entre elles, voire même déconnectées de la réalité scientifique. Elle représente tout au plus une liste de symptômes que le professionnel devra décortiquer pour une personne donnée afin de mieux l’aider. |
Sources
Adams J.N., Feldman H.M., Huffman L.C., Loe I.M. (2015). Sensory processing in preterm preschoolers and its association with executive function. Early Human Development, 91 (3), p 227-233. Beer J.S., John O.P., Scabini D., Knight R.T. (2006). Orbitofrontal cortex and social behavior: integrating self-monitoring and emotion-cognition interactions. Journal of Cognitive Neurosciences, 18 (6), p 871-879. Ben-Sasson A., Cermak S.A., Orsmond G.I., Tager-Flusberg H., Carter A.S., Kadlec M.B., Dunn W. (2007). Extreme sensory modulation behaviors in toddlers with autism spectrum disorders. American Journal of Occupational Therapy, 61 (5), p 584-592. Lane R.D., Reiman E.M., Axelrod B., Yun L.S., Holmes A., Schwartz G.E. (1998). Neural correlates of levels of emotional awareness. Evidence of an interaction between emotion and attention in the anterior cingulate cortex. Journal of Cognitive Neurosciences, 10 (4), p 525-535. Talay-Ongan A., Wood K. (2000). Unusual Sensory Sensitivities in Autism: A possible crossroads. International Journal of Disability , Development and Education, 47 (2), p 201-212.